La FILLE DE L' HOTEL BLANC (PAROLE D'ISMAIL REVISITE)
Aujourd’hui, ma mémoire s’ouvre.
Il suffit parfois d’un regard triste, du soleil couchant sur l’eau, ou d’un instant suspendu… pour que tout revienne.Je suis devenue femme, mère. J’ai traversé des années, des pays, des silences.
Mais ce jour-là, à Istanbul, reste là, au fond de moi. Intact.Longtemps, je n’ai pas su quoi en faire. Puis un jour, j’ai lu un texte. Un homme, un certain Ismaïl, racontait ce qu’il avait vu de moi, dans les toilettes d’un hôtel blanc.
Il se souvenait de mes larmes.Et moi, aujourd’hui, je reprends cette histoire. Ma version. Ma voix.
J’avais 26 ans.
J’avais quitté la France pour suivre un homme que j’aimais. Il était d’un autre pays, d’une autre culture. Cela ne m’importait pas : je croyais, naïvement peut-être, que l’amour suffisait. Qu’il n’y avait pas de frontières qu’il ne pouvait abolir.Il travaillait à l’hôpital. Moi, je restais seule à l’hôtel.
Les journées étaient longues, silencieuses. Je regardais l’allée fleurie, j’espérais le voir apparaître.
J’avais faim de présence. Faim de mots.
Un après-midi, je suis descendue à la terrasse pour boire un soda. Un homme s’est adressé à moi. Il parlait anglais. Je lui ai répondu. Rien de plus.
Mais l’amour ne suffit pas quand il devient surveillance. Quand l’autre n’a plus confiance.
Mon compagnon est apparu. Il a tout vu, ou plutôt, il a cru tout voir. Il m’a fait signe de le suivre.
Dans la chambre, il ne disait rien. Pendant une heure. Deux. Puis, il a parlé. Et ses mots m’ont fait l’effet d’un couperet :— Tu m’as volé de l’argent.
J’étais sidérée. J’ai proposé d’aller chercher dehors, peut-être était-ce tombé ? J’ai couru, cherché, sans comprendre ce que je faisais.
Et quand je suis revenue, il m’a frappée.
J’ai vu des étoiles. Littéralement. Des milliers d’éclats de lumière dans un ciel noir.
Le coup était si fort qu’il m’a coupée du monde. Mes lèvres se sont ouvertes sous la violence. J’ai senti le sang couler.
Je ne me suis pas effondrée. Mais j’étais au bord.
Lui, il s’est allongé sur le lit. Il boudait. Il m’accusait d’avoir "revu l’homme de l’après-midi".Ce n’était plus de la jalousie. C’était du pouvoir. De la possession. De la peur. De la violence.
Je ne sais toujours pas pourquoi je suis allée pleurer là, dans ces toilettes. Peut-être pour fuir. Pour me cacher. Pour m’effondrer, enfin.
C’est là qu’un jeune homme est arrivé. Un employé de l’hôtel. Un "petit boy", comme ils disent.
Il n’a pas fui mes larmes. Il ne m’a pas jugée. Il m’a parlé. Écoutée.
Et moi, moi qui avais tout gardé pour moi, je lui ai tout dit.
Il ne m’a pas sauvée. Il ne le pouvait pas. Mais il m’a regardée avec humanité. Et ça, je ne l’ai jamais oublié.
Ce jeune homme a écrit plus tard un texte. Il racontait ce qu’il avait vu, entendu. Il disait avoir honte pour cet homme qui m’avait frappée.
Il promettait, dans son cœur, de ne jamais faire de mal à une femme.Ce texte, je l’ai lu. Et aujourd’hui, je le prolonge.
Parce que moi aussi, j’ai porté ce souvenir seule trop longtemps.Ce jour-là, on m’a fait du mal. Mais ce jour-là aussi, un inconnu a vu ma douleur et a choisi, en silence, de devenir un homme meilleur.
Et moi, la jeune fille que j’étais, je suis toujours là. Vivante. Debout.
C’est mon histoire. Et je la reprends aujourd’hui.
Parole de la fille de l’hôtel blanc.
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