JUSQU'AU MOMENT OU IL SERA ROUILLE
Allongé dans la boue froide des tranchées, sur le front de la Meuse, Justin n'arrivait pas à fermer l'œil. Chaque chiffre martelait son esprit comme un obus invisible : le nombre de ses compagnons tombés ce jour-là.
La pluie s’infiltrait dans son col, la boue collait à ses vêtements et à sa peau, et l’odeur âcre du sang et de la poudre emplissait ses narines. Il pressait ses mains calleuses contre ses oreilles, mais le vacarme des explosions et les cris étouffés s’infiltraient jusqu’au fond de son crâne.
Il leva les yeux vers le ciel. Le noir était profond, impénétrable. Les étoiles, froides et lointaines, semblaient appartenir à un autre monde, celui d’avant la guerre, celui de Pauline. Mais ce monde avait disparu, balayé par la peur, la boue et le sang. Même Dieu semblait avoir abandonné cette terre.
La colère et l’impuissance tourbillonnaient en lui, une tempête silencieuse. Il se redressa péniblement : une crampe le saisit à la jambe gauche. La douleur physique, vive et contrôlable, chassa un instant la douleur morale. Deux minutes passèrent avant que le martèlement dans sa tête ne reprenne.
À côté de lui, un frère d’armes parlait en dormant, sa voix rauque résonnant dans l’air humide :
« Je pense qu’il pourra demeurer auprès de nous jusqu’au moment où il sera rouillé. »
Justin n’y prêta pas attention. Tout, autour de lui, n’était qu’absurdité.
Quatre-vingt-dix-huit…
Quatre-vingt-dix-neuf…
Cent.
Affalé sur le sol de sa chambre, Vincent comptait sur ses petits doigts potelés. Le parquet grinça sous ses mouvements impatients.
« Ouf ! » poussa-t-il, un sourire éclatant aux lèvres.
« Maman ! Papa ! Je sais compter jusqu’à cent ! »
La lumière dorée du matin baignait la pièce. Il bondit vers les escaliers, ébouriffa le chien qui lui lécha le visage, et se jeta dans les bras de sa mère. La chaleur de l’étreinte, le parfum de savon et de pain grillé, le rire étouffé du chien : tout cela emplissait la maison comme un cocon protecteur.
Dans sa chambre, les posters colorés d’additions, soustractions et multiplications semblaient danser à la lueur du soleil. L’ardoise sur le petit bureau portait encore les traces de ses exercices récents, la craie poudreuse émettant un léger parfum terreux.
Paul observait son fils, le cœur serré et nostalgique.
« Comme il ressemble à son arrière-arrière-grand-père… » pensa-t-il.
Le regard, le dessin de la bouche… Une vieille photo surgit dans son esprit : celle de Justin, avant la guerre. La statue au centre du village, la croix blanche du cimetière, ces mots gravés : "morts au front". Son nom, discret mais présent, suspendu entre la mémoire et le silence.
Il chassa ces images sombres et retourna à sa haie. Le vieux sécateur, froid au toucher mais rassurant, brillait sous le soleil. Il le manipulait avec une douceur presque religieuse, comme on soigne un vieil ami fidèle.
Murmurant pour lui-même, pour que le voisin n’entende pas, il laissa échapper la phrase qui traversait les générations :
« Je pense qu’il pourra demeurer auprès de nous jusqu’au moment où il sera rouillé. »
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