ANKARA, BRULURE DOUCE
Ankara, 1980
Ankara, ville surgie du désert, suffoque sous une chaleur épaisse.
Les murs de l’appartement semblent retenir leur souffle.
Je marche pieds nus sur le carrelage brûlant, et chaque pas devient une épreuve.
Dans la salle de bain, l’eau s’écoule en un mince filet tiède, difficile, presque honteux.
Je recueille, mains arrondies, cette maigre offrande liquide, en silence.
Face au miroir, je m’accorde un sourire.
Quelques instants plus tôt, dans le couloir de l’immeuble, une femme turque m’a enveloppée de son rire en cascade.
Courbée par l’hilarité, elle explosait de vie. En se retournant, elle continuait à rire, les yeux pleins de lumière.
Une exubérance d’enfant, joyeuse, désarmante.
Nos regards se sont croisés. Nous nous sommes frôlées. Deux femmes, deux mondes. Un instant suspendu.
En 1980, la Turquie n’avait pas encore ouvert ses portes au tourisme de masse.
Elle a aussi jeté un œil rapide à C., le jeune homme qui m’accompagnait.
Elle le connaissait, lui et sa famille.
Dans la brève lueur de son regard, un mélange de malice, de connivence, d’avertissement aussi.
Je pense à elle encore, là, dans ce miroir aux contours écaillés.
Le visage de C. surgit derrière moi. Il approche, effleure doucement mon bras, glisse un doigt distrait sous la bretelle de ma robe. Geste furtif, faussement innocent.
— Je vais faire des courses, murmure-t-il en désignant vaguement l’extérieur d’un geste de la main.
Il s’éclipse sans un mot de plus.
Je me penche pour attraper mes sandalettes.
Et c’est là que j’entends le bruit sec de la clé dans la serrure.
Je me précipite : la porte est verrouillée.
Le silence devient oppressant.
Je suis enfermée. Mise au rang de la femme invisible, gardée, voilée.
Mais ce n’est pas mon rôle. Ce ne sera jamais mon rôle.
Quelque chose s’éveille en moi.
Je m’approche de la fenêtre. J’enjambe le parapet.
Le sol, sec et poussiéreux, me recueille.
Je pose mon pied, libre, affirmé, sur cette terre étrangère qui devient mienne.
Je cours. L’air brûle mes joues. Mes sens sont en alerte.
Je le vois, plus loin. Il me regarde, surpris.
Je soutiens son regard.
Il hésite. Puis il me tend la main.
Je la saisis sans fléchir.
Je suis venue conquérir. Je ne veux pas plaire. Je veux être.
Libre.
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